Au Mans, Denis Erard, devenu sergent-major, est de retour chez lui depuis la veille, mais il a besoin de faire un pèlerinage. Le 21 Mars, il se rend sur le champ de bataille, pour rendre hommage à ceux qui n’ont pas eu sa chance, celle de rentrer vivant, à tous ces anonymes qu’il a vu tomber : mobiles, lignards, chasseurs à pied, artilleurs.
Au matin, de bonne heure, il part avec un camarade, direction Changé, où son bataillon à tant souffert, les 10 et 11 janvier, il y a seulement dix semaines, une éternité.
Cette route, ils l’ont prise, harassés, affamés, sales et déguenillés dans leurs uniformes de mobile, pour une retraite infernale vers Laval. Aujourd’hui, ils sont en civil, sans rien qui pèse sur leurs épaules.
La journée est belle, sous un soleil de printemps. La nature est à son œuvre, indifférentes aux errements des hommes. Les bourgeons s’ouvrent, l’herbe des prairies verdit, nourrie par le sang des soldats.
La dernière fois que Denis et son compagnon sont passés par là, il faisait un froid polaire, la neige et le verglas recouvrait tout. Quel plus beau spectacle que cette nature renouvelée pour éloigner les images de cauchemar. (voir les articles des 10 et 11 janvier 2021)
Mais celui-ci n’est jamais loin. Les deux hommes arrivent près de la sapinière. Des bûcherons sont à l’œuvre. Les arbres sont fauchés à hauteur d’homme, chargés du plomb des balles et des éclats d’obus. Il faut les abattre. Eux non plus ne survivront pas à la guerre.
Denis continue son chemin, arrive auprès de la maison du garde, située à gauche de la route, au fond du vallon. Un petit clocheton domine on toit. La porte est ouverte, les volets sont pendants, comme si la maison était abandonnée. Les deux hommes poussent la barrière, entrent dans le jardin, devant la maison. A la place des plates-bandes se trouvent quelques monticules de terre, surmontés d’une simple croix de bois. Ce sont les tombes des soldats tombés là. Ce sont les premières tombes que les deux mobiles voient. Ce ne seront pas les dernières.
Il n’y a personne, personne de vivant. Un petit vieux tout courbé les a vu, depuis un hangar proche. Il vient les voir, et sans un mot, leur ouvre la porte de la chambre principale. Ils y sont accueillis par une violente odeur de phénol. Deux chandelles de suif brûlent sur la cheminée.
Au milieu de la pièce, sur la table, un paquet allongé, recouvert de toiles maculées de terre, est posé dessus. Les extrémités dépassent de la table.
Toujours sans un mot, le vieil homme soulève un coin des toiles. Les hommes ont reconnu la toile de tente, ces tentes qu’ils ont portés toute la guerre, sur leur dos. Dessous, se trouve un corps. Une main blanche, exsangue, sort d’une capote bleue de fantassin chargée de trois galons d’or. Un officier français gît là, revêtu de son uniforme. C’est un capitaine de ligne dont la famille a réclamé le corps. Il a été retiré de la fosse où il avait été enterré au lendemain des combats. Il est si jeune. Une balle l’a frappé en pleine poitrine. Denis et son compagnon lui rendent hommage, avant de reprendre leur pèlerinage.
Ils rejoignent le fameux « chemin aux bœufs » qui coupe la route de Changé et se dirige vers la gare d’Yvré-l’Evêque. Ils suivent le sentier du Tertre, qu’ils avaient déjà suivi dans la nuit du 10 janvier jusqu’aux tranchées. Le chemin fait un angle aigue avec la route qui mène à Changé. Dans l’angle, la terre du champ a été remuée et forme un monticule d’environ deux pieds. Il est surmonté d’une croix sur laquelle a été inscrit : « ici reposent quarante-sept soldats, français et allemands ». Pas de tombe individuelle, pas de tombe nationale, pas de linceul, juste une fosse où reposent ensemble les ennemis d’hier, anonymes.
Le pèlerinage est de plus en plus difficile pour les deux hommes.
Ils reprennent la route à travers les vergers qui entourent les maisons du hameau du Tertre. Plusieurs ont été incendiées. Il n’en reste plus que murs et poutres noircis par le feu.
Ils arrivent à la sapinière, but de leur pèlerinage.
La tranchée où ils sont restés à attendre près de dix heures, dans l’obscurité, le froid et la neige est toujours là, profonde de près d’un mètre, précédée d’un fossé naturel où poussent les ronces et quelques arbres faméliques.
Plusieurs croix, placées à distance les unes des autres sur la terre qui comble, par endroit, la tranchée, marquent l’emplacement des tombes de ceux qui n’en sont jamais partis.
Le jeune sergent des chasseurs à pied qui les avaient relevé, gît-il dans l’une de ces tombes ? Les derniers mots qu’il avait dit à Denis avant son départ étaient «je crois que nous arrivons pour le coup de torchon, et voudrais bien être plus vieux de quelques heures ».
Les deux hommes escaladent la tranchée et se dirigent vers la maison d’où les prussiens les surveillaient, à soixante mètres plus bas, dans le verger. Les meurtrières percées par l’ennemi sont toujours là, les volets des trois fenêtres sont troués par les balles, le crépi du mur a disparu, les ardoises sont réduites en miettes. Toute une nuit, cette maison a marqué la ligne de front.
La sapinière a disparu. Les arbres, trop endommagés, ont été coupés au ras du sol pour être brûlés.
La fin du périple approche. Ils arrivent dans le bourg de Changé, à la boulangerie. Elle est tenue par un de leurs amis. Son frère aîné était avec eux, dans la mobile, caporal-fourrier à la 5e compagnie. Il est tombé au combat de Villepion, atteint d’une balle à la tête, le 2 décembre. Sa mère est là, en habits de deuil, bien vieillie. Tant d’autres parents sont désormais comme elle. Denis se rappelle lui avoir menti, lorsqu’elle lui avait demandé des nouvelles de son fils. Il n’avait pas réussi à lui dire la vérité, avait biaisé sur les difficultés de transmettre des nouvelles à cause de la guerre. Maintenant, elle sait.
Le pèlerinage s’achève là. Cette bataille de Changé aura marqué, pour le 33e mobile, la fin de l’espoir de gagner la guerre et le début de la retraite. Bien des années plus tard, Denis Erard rédigera ses souvenirs, qui seront publiés grâce à une souscription. Beaucoup d’anciens combattants vont y contribuer : des mobiles, de la Sarthe, de la Mayenne, du Loir-et-Cher, des lignards, des francs-tireurs, des marins et biens d’autres encore.
A Blois, le commandant Clauzel, demande à monseigneur de la Pallu du Parc, évêque de Blois, au nom des officiers du 75e, qu’un service ait lieu, à la cathédrale, pour leurs camarades et soldats morts au champ d’honneur.
La messe est dite par l’aumônier du 1er bataillon, l’abbé Grelat.
Chaque semaine, trois fois, pendant toute la guerre, l’évêque de Blois a dit la messe pour les morts du 75e.
A Mayence, en captivité, Michel Chauvet, trente-deux ans, du Cantal, zouave de la garde, décède de pneumonie. François Gilinamini, Corse, soldat au 56e de ligne, décède du typhus. Alexandre Riaffaud, du Maine-et-Loire, du 2e régiment d’artillerie, décède d’une cause non indiquée.
Christine Lescène - Le Blog d'une Généalogiste - 21 mars 2021